Article écrit dans le cadre du travail collectif du secteur philo du GFEN, publié en 2011 dans Pratiques de la Philosophie no 11.
Cécile Victorri
« La compréhension est un cas particulier du malentendu » (Antoine Culioli)
Première partie : l’origine du projet
Biographie rapide d’une ancienne addict de la dissert.
Il faut commencer par là sans doute : j’ai été moi-même formée et nourrie à la dissertation, dont j’ai longtemps cru qu’elle était la seule forme possible de la pensée philosophique. Mes études en classes préparatoires m’ont conduit à sacraliser cet exercice. On nous disait, et nous étions tout prêts à le croire, que notre maîtrise de la méthode dissertative nous donnait l’avantage sur tous les autres étudiants qui, à l’université, faisaient de l’histoire de la philosophie, et restaient étranger à l’art de la problématisation. Les résultats que nous obtenions en licence, et plus tard aux concours semblaient venir confirmer cette idée : grâce à l’art de la dissertation, nous réussissions souvent mieux, et cela nous suffisait parfois à croire que nous pensions mieux… Ainsi quand j’ai commencé à enseigner, je ne savais faire que des dissertations, et je les faisais bien. J’ai donc d’abord construit l’ensemble de mes cours sous cette forme unique et je n’avais que le désir d’apprendre à mes élèves à faire des dissertations : c’était pour moi le meilleur moyen de leur apprendre à penser. J’ai longtemps cherché (pas toujours en vain) à sensibiliser les élèves aux surprises de l’analyse de sujet, et au plaisir de la construction rhétorique d’un « suspens dissertatif », plaisir que l’on pourrait comparer à celui d’un écrivain élaborant la trame de son roman. Puis j’ai rencontré l’obstacle de la langue.
C’est en effet d’abord quand j’ai réalisé qu’en demandant aux élèves de chercher les sens d’un terme, de mettre les mots dans différents contextes, de déployer leur signification je les mettais devant une difficulté qui était pour eux insurmontable, que mes doutes ont surgi sur la pertinence de l’exercice. Ou si ce n’est de l’exercice, au moins de la méthode que l’on m’avait enseignée pour y parvenir. En effet, pour analyser les termes, il faut d’autres termes, et pour déployer les significations il faut maîtriser la langue. Or les élèves que j’ai eu récemment ont d’abord besoin qu’on leur « donne les mots » pour dire les choses, selon une expression qu’ils utilisent parfois eux-mêmes. Ils sont réduits au silence, si on leur demande de « parler des mots », de commenter la langue elle-même dont ils ont déjà le plus grand mal à se servir pour s’exprimer. Ainsi, avant même de me demander si l’exercice était pertinent, j’ai d’abord rencontré la question de savoir s’il pouvait y avoir des moyens plus appropriés pour y parvenir, et lesquels.
C’est ainsi que depuis quelques années, je présente davantage la dissertation comme la discussion d’une idée, que comme le traitement d’un problème, et le plan comme un mouvement d‘objection / réponse, plutôt que comme le déploiement d’un concept ou une progression dialectique. Ça ne change pas grand-chose à la réalité des copies, mais ça me semble plus juste et plus accessible comme objectif pédagogique. Pour aller au bout de cette conception de l’exercice, j’ai mené l’année dernière un projet de correspondance philosophique, dont le but caché était bien de former à la dissertation, et c’est ce projet que je vais maintenant vous présenter.
D’où viennent les idées pédagogiques ? D’autres idées pédagogiques !
L’idée est venue d’une démarche déjà existante de lettre à un auteur, dont j’avais pu faire l’expérience au secteur philo du GFEN les années précédentes. Il s’agissait de rédiger la réponse d’un auteur à un autre à partir de deux textes desdits auteurs. Cette démarche m’avait semblé particulièrement intéressante, dans la mesure où elle permettait de s’approprier un débat sur une question, à partir de thèses et d’arguments déjà existants : il n’était donc pas question de construire un problème, mais bien de le découvrir dans la « confrontation » des textes et de le comprendre, ce qui me semble éviter une des difficultés majeures de la dissertation. Par ailleurs l’intérêt de la démarche était de mettre en relation de manière explicite les arguments des auteurs, de telle sorte qu’on voie en quoi ils peuvent se répondre, et en quoi les objections de l’un n’épuisent jamais les arguments de l’autre.
Par ailleurs, cette idée de lettre, c’est déjà l’idée d’une écriture d’une autre forme que celle de la dissertation, et dont le caractère philosophique est pourtant indiscutable. Toutes les correspondances des grands philosophes sont autant d’écrits philosophiques qui l’attestent. J’ai donc proposé à ma classe de TL de se lancer dans l’écriture d’un recueil de correspondance philosophique.
Deuxième partie : Présentation du projet, les différentes étapes
Septembre – Octobre : démarches préliminaires
Le projet dont je vais vous parler a été mené à bien par une classe à petit effectif : 18 élèves. La plupart des élèves venaient d’une classe de 1ère L « ambition réussite », et étaient considérés comme particulièrement faibles, image qu’ils avaient d’ailleurs bien comprise et intériorisée, et qui a sans doute contribué à alimenter une absence complète de confiance en leurs propres capacités (bien qu’elle ait aussi permis une certaine bienveillance et un soin particulier de la part des professeurs investis dans le projet mis en place en 1ère L).
A l’emploi du temps, les heures de cours se distribuaient de la manière suivante, selon un vœu que je formule toujours pour les TL ; 2 fois 2 heures, une séance d’une heure, et une séance de 3 heures. Cela a son importance pour la suite.
Avant de les lancer dans l’écriture, il a fallu donner une idée aux élèves de ce qu’un échange épistolaire philosophique pouvait représenter. J’ai donc orienté la première partie de mon cours, sans rien dire, sur les notions du programme qui me permettaient de faire vivre à la classe, le plus rapidement possible des démarches dans lesquelles la lecture de correspondances, réelles ou fictives, interviendrait.
La première de ces démarches est décrite dans un des numéros de Pratiques de la philosophie (n° 5), et s’inspire donc (encore !) du travail du secteur philo du GFEN. Il s’agit d’un colloque autour des réponses aux objections de Descartes. Le cours avait porté sur la question de l’identité du sujet, et j’y avais exposé la conception cartésienne du sujet. Pendant une séance de trois heures, les élèves en groupe ont travaillé à la fois sur les textes des Méditations dont certaines objections faisaient l’objet, sur ces objections, et sur les réponses de Descartes aux objections. Le colloque qui s’en est suivi a donné lieu à des débats assez vifs, et assez confus aussi, sur la notion de substance, et la distinction substance / qualité, sur la transparence du sujet à soi-même, sur la pertinence de la méthode du doute, etc. Sans entrer dans les détails de cette démarche, il faut noter qu’elle avait l’intérêt surtout de faire voir que parfois les grands philosophes (comme Hobbes, par exemple) avaient des difficultés à se faire comprendre, et que la parole d’un auteur était sujette à discussion, et pouvait être remise en cause, pour des raisons plus ou moins bonnes.
Le deuxième moment du cours, préparatoire (secrètement) au projet, vient cette fois du stage 2009 du secteur philo du GFEN, où nous avions travaillé sur la notion de personne (voir dans ce même numéro). Nous y avions lu un passage, fort connu du reste, de Locke dans lequel l’auteur se fait constamment des objections à lui-même, auxquelles il répond ensuite. J’ai proposé ces textes aux élèves (toujours pendant ces séances de trois heures, dévolues à ce type de travail) en leur demandant de rédiger un dialogue entre « Locke et lui-même » après avoir distingué clairement les thèses des objections. Cette fois, l’objectif était de repérer les expressions par lesquelles l’auteur annonçait ses objections et ses réponses, et de travailler sur l’énonciation autant que sur la logique (réfuter, admettre, concéder etc.). Bien sûr c’était aussi un moyen de les faire entrer dans une première forme d’écriture, plus libre et imaginative que ne l’est la dissertation, dont je leur enseignais par ailleurs les bases, de manière plus classique. Ce moment du travail s’insérait dans la progression du cours, les textes portant sur la question de l’identité du sujet.
Enfin, le troisième moment de préparation, toujours sur cette plage horaire de trois heures, fut consacré à la rédaction d’une lettre de Freud à Alain, à partir de deux textes présentant des thèses opposées sur la pertinence de l’hypothèse de l’Inconscient. Cette démarche dont j’ai parlé plus haut, me permettait à la fois de nourrir la dernière partie du cours sur le sujet, et de familiariser déjà les élèves à l’exercice de la lettre : c’est-à-dire à faire, sans que ce soit encore en leur nom propre, le type de travail qui allait les occuper tout le reste de l’année.
Je ne rentre pas dans les détails de ces démarches, car on peut en trouver des comptes-rendus ailleurs, et qu’elles n’ont été cette année-là qu’une sorte de préambule au projet d’écriture qui fait l’objet de cet article.
Toussaint-Pâques
Après les vacances de la Toussaint j’ai présenté aux élèves le projet proprement dit, sans cacher son caractère ambitieux. Il s’agissait d’écrire un livre à partir d’un échange de lettres à l’intérieur de la classe, entre eux, sur des questions philosophiques qu’ils pourraient choisir parmi une dizaine que je leur soumettrais. Nous consacrerions l’heure isolée de l’emploi du temps exclusivement à ce projet pendant toute l’année. Au départ il ont été assez sceptiques, mais se sont laissés faire avec une certaine docilité, ce qui était d’ailleurs une caractéristique remarquable de la classe. Je crois qu’ils ont été très surpris, à la fin de l’année, de voir que finalement l’idée était sérieuse, et avait réellement abouti !
J’ai donc proposé une dizaine de questions, dont certaines étaient des sujets de dissertation, et d’autres des couples de notions. Je les ai choisies les plus « classiques » possibles, en ayant pour chacune en tête des textes contradictoires, qui pourraient venir soutenir l’argumentation. Les élèves devaient, par groupe de trois (des groupes qui devaient rester les mêmes toute l’année) en choisir trois, par ordre de préférence. Voici les questions que les élèves ont choisies : Liberté et déterminisme ; Pourquoi les hommes veulent-ils la vérité ? Individu et société ; Morale et bonheur sont-ils incompatibles ? Peut-on démontrer l’existence de Dieu ? Le désir fait-il le malheur de l’homme ?
La première lettre
Une fois que chaque groupe a eu une question en partage, la consigne était de définir une thèse commune. Cela a pris une séance d’une heure, durant laquelle la plus grande difficulté était moins de se mettre d’accord, que de bien comprendre la question, et d’y répondre d’une manière pertinente. En particulier, pour des questions comme « Société et individu », les élèves ont eu du mal à identifier sur quoi devait porter leur thèse. Or le but n’était pas de problématiser déjà la question, mais de mettre d’abord en évidence une « position de départ », une idée qui leur paraissait juste sur le rapport entre individu et société. J’avais dans l’idée qu’il fallait impérativement que cette première thèse corresponde à « ce qu’ils pensaient à première vue ». J’ai vite renoncé à cette exigence, qui m’est apparue secondaire en réalité : certains élèves, malins, ont deviné qu’il valait mieux partir de la thèse qu’ils avaient l’intention de réfuter (déjouant ainsi mes attentes) et d’autres avaient des idées déjà nuancées et complexes finalement, qui ne correspondaient en rien à ce qu’on imagine être « une opinion commune ». Enfin, il me paraissait plus important de reconnaître dans leurs ébauches des doctrines ou des orientations philosophiques que les textes d’auteurs pourraient soutenir. D’ailleurs, bien qu’ils ne l’aient pas reconnu à la fin (« nous ne devons rien au philosophes : nous n’avons pas été influencés » ont tenu à préciser certains d’entre eux « ce sont nos idées »), ils se sont en réalité beaucoup aidés des textes que je leur avais fournis.
Pour la deuxième séance (mais je ne les raconterai pas toutes en détail), j’apportai en effet à chaque groupe un texte qui allait dans le sens de la thèse, ou de l’idée qu’ils avaient dégagée. Le travail consistait alors à chercher dans le texte les arguments qui pourraient les aider à expliquer, développer et justifier leur idée première. A partir de là, chaque semaine, les élèves ont consacré une heure à l’élaboration et à la rédaction d’une lettre qu’ils devaient envoyer trois semaines plus tard, par mail, à toute la classe. Je supervisais le travail, pour débloquer un groupe qui rencontrait une difficulté ou aider à la compréhension de leur texte de référence. Puis, ils envoyèrent leurs lettres, souvent très courtes, maladroites, et parfois assez obscures (à l’exception d’un groupe de très bonnes élèves, qui avaient d’ailleurs un statut un peu particulier dans cette classe par ailleurs très faible).
J’imprimai toutes ces lettres, je les mis sous enveloppe, pour jouer le jeu, et les distribuai à leur destinataire, doublant ainsi l’envoi mail qui avait été général : chaque groupe reçut donc sa lettre qui, dans la plupart des cas concernait la question qu’ils avaient choisie en premier (pour ceux qui n’avaient pas obtenu leur premier choix dans la première étape) ou en deuxième.
On m’a demandé pourquoi les élèves n’avaient pas choisi par avance leur destinataire, plutôt que d’écrire cette première lettre de façon anonyme. La raison en est simple. Je voulais que les élèves choisissent les questions sur lesquelles ils allaient travailler et non les personnes à qui ils s’adresseraient, pour éviter que les relations personnelles ne viennent parasiter le travail d’écriture. S’il s’agissait d’échange épistolaire, chacun savait qu’en écrivant à son camarade, en dehors de ce cadre il n’aurait jamais parlé de ces sujets ni de cette manière. Il me semblait nécessaire que ce déplacement de la relation amicale que les élèves avaient entre eux à une relation « intellectuelle » se fasse, ce que le choix de son destinataire n’aurait peut-être pas permis.
La deuxième lettre
Chaque groupe a (re)lu sa lettre , dans une ambiance assez particulière : au début curieux et attentif, les élèves ont ensuite réagi de diverses manières : certains se sont mis rapidement à la critique, fondée sur un désaccord immédiat, et parfois d’ailleurs précipité ; d’autres se sont tournés vers moi, jugeant la lettre qu’ils avaient reçue incompréhensible ; enfin, les élèves qui avaient reçu une lettre très bien argumentée, et nourrie, très claire et bien menée considéraient qu’ils ne pouvait rien faire d’autre que d’acquiescer à ce que les meilleures élèves de la classe avaient écrit !
Pourtant, la consigne était claire : ils devaient répondre à cette lettre, et apporter des objections à la thèse qui y était défendue.
La consigne a d’abord été de travailler sur l’argumentation qui leur était soumise, et de relever les passages sur lesquels ils n’étaient pas d’accord, qui les choquaient ou qu’ils comprenaient mal. Il a fallu distinguer le désaccord qu’on peut avoir avec une thèse de celui qu’on peut avoir avec certains arguments, et admettre qu’on pouvait critiquer l’argumentation d’une thèse que l’on partage, et inversement reconnaître la validité d’un argument soutenant une thèse adverse. Au cours des séances suivantes, j’apportai, selon les besoins de chaque groupe des textes qui venaient à l’appui de leurs remarques ou idées, par exemple, j’apportai à ceux qui devaient critiquer le déterminisme un texte de Sartre, ou à ceux qui devaient trouver des objections à l’idée que l’existence de Dieu dépasse la raison des hommes, un texte de Descartes où il expose l’argument ontologique. Ce fut le moment le plus difficile du travail sans doute. D’abord parce que les textes étaient difficiles, ensuite parce qu’il ne s’agissait pas d’écrire un contre texte mais bien de répondre point par point à l’écrit de leurs pairs.
La troisième lettre
En janvier, la deuxième lettre fut prête, et envoyée de la même manière. Cette fois les destinataires étaient connus, et quand ils ont reçu leurs réponse, les réactions ont été cette fois très vives et unanimes : comment ? Les autres n’avaient rien compris ! Ils répondaient à côté ! Il s’agissait de bêtise, ou de mauvaise foi… il ne pouvait en être autrement. Une fois dépassée cette première réaction, ils ont eu à se demander d’où venaient ces incompréhensions ? Qu’est-ce qui dans leur première lettre avait pu laisser comprendre ce qu’ils n’avaient pas voulu dire ? Le travail a consisté alors à distinguer les simples malentendus des désaccords réels. Pour ce faire, je leur ai demandé de reprendre en même temps les deux lettres et de les lire points par points pour tenter de comprendre précisément l’origine des malentendus. Puis ils ont dû construire leur réponse. Très souvent il s’agissait de définir ou de distinguer des termes, de développer un argument ou d’apporter une illustration. Dans quelques cas les élèves se sont à nouveau appuyés sur des textes pour leur permettre d’exprimer plus clairement leurs idées. Je me contenterai de deux remarques : D’abord, comme le montre l’exemple de l’échange épistolaire proposé en annexe, c’est souvent parce qu’un mot est ambigu qu’il y a des incompréhensions mais cette ambiguïté n’est pas seulement due à de la maladresse, ni même à une maîtrise insuffisante de la langue. Ce sont souvent des difficultés philosophiques réelles que recouvrent les « malentendus», comme c’est le cas par exemple pour la distinction désir / besoin. Ensuite, il est apparu que pour être compris il fallait s’expliquer. Cela paraît une lapalissade, mais dans certains cas la différence entre la première et la troisième lettre est spectaculaire de ce point de vue : ce qui était d’abord abordé rapidement, de manière allusive est traité de manière beaucoup plus précise par la suite. Les auteurs des lettres écrivent dans un premier temps sous le sceau de l’évidence : leur idée leur semble nécessaire, et donc forcément partagée. Ou, quand ils ont emprunté la thèse qu’ils soutiennent à un autre, leur seul souci est de la restituer pour qu’elle soit reconnaissable, et non de l’expliquer ou de la défendre. En revanche, dans la troisième lettre et devant l’incompréhension de leur correspondant, la « rage » de se faire comprendre si ce n’est de convaincre, et surtout de se défendre contre les mauvaises lectures, les pousse à développer, préciser, expliciter leurs argumentions, ce qu’on exige souvent en vain dans les dissertations.
Pâques–juin « C’est votre dernier mot ? »
Une fois toutes les lettres achevées, nous les avons relues puis corrigées. Cette dernière opération fût délicate : il fallait corriger certaines fautes d’expressions, mais pas celles qui faisaient l’objet de critiques dans la deuxième lettre. Jusque là je n’avais « corrigé » aucune des lettres, j’avais fait des remarques sur le contenu, pour aider à la rédaction, mais je n’étais pas intervenue sur l’expression écrite. Chacun a corrigé un ensemble de trois lettres sur les sujets qu’il n’avait pas lui-même travaillés. Je voulais que tous aient une idée un peu précise du contenu de chaque échange, d’autant que ces derniers portaient tous sur des parties du programme.
Dans la mesure où l’année étaient sur sa fin, et les élèves très occupés par la préparation du bac, je me suis occupée (à regret car ce travail aurait pu être très formateurs pour les élèves) de la mise en page. Nous avons fait à l’oral un « débat bilan sur le projet, à partir duquel j’ai rédigé une petite présentation. Et consacré une dernière séance au choix d’une page de couverture et d’un titre. Les élèves décidèrent d’intituler leur œuvre collective : « Est-ce votre dernier mot ? » Enfin, j’ai demandé à chacun de faire un petit bilan personnel de l’année en vue d’une rencontre avec les élèves de 1ére L, à qui ils ont offert un exemplaire du livre, et parlé de leur expérience de la philosophie. C’est du livre et de ces différents bilans que je tire les extraits ci-dessous.
Conclusion
Pour finir, les élèves, dans ce travail au long cours, n’ont jamais « élaboré une problématique », ils n’ont pas « analysé un sujet », ni construit un développement dialectique. Bref, ils n’ont pas fait de dissertation. Certes, les trois lettres suivent le mouvement de la dissertation, si on veut (position / négation / dépassement…, thèse, / objection / réponse à l’objection, ou encore conceptualisation progressive). Mais chacun des élèves n’a pas fait ce cheminement seul. Et pourtant, quand j’ai fait avec les élèves le bilan de ce projet, ils ont tous évoqué l’idée d’une progression : tous avaient le sentiment que ces échanges auraient pu continuer, peut-être d’ailleurs sans fin, parce qu’une conclusion leur semblait impossible. Mais quand je leur ai demandé s’ils avaient l’impression d’une sorte de partie de ping-pong dans laquelle on se renvoie interminablement la même balle, ce que le titre qu’ils avaient choisi pouvait laisser entendre, ils se sont récriés : pas de conclusion, peut-être, mais certains ont dit avoir eu le sentiment d’élaborer une réponse qui était à la fois personnelle et nourrie des objections des autres, dont ils ont tous reconnu l’utilité ; d’autres ont carrément découvert une définition de la dialectique en tentant d’expliquer ce qu’ils avaient « vécu » à travers le projet[1]. La question était pour eux au départ de savoir s’ils allaient convaincre et « gagner » pour ainsi dire, mais très vite, ils ont considéré que c’était un objectif moins important que celui de savoir soi-même finalement ce qu’on pense et pourquoi. Pourtant, comme c’est aussi le cas d’ailleurs chez les « vrais » philosophes, leurs lettres montrent les réactions d’orgueil, qu’ils n’ont pas manqué d’avoir, et même leur désir parfois de rabattre le caquet de leurs interlocuteurs. Ces réactions sont-elles « anti-philosophiques » ? Je ne le crois pas, et elles coexistent d’ailleurs avec un effort sincère pour clarifier les choses, et répondre « honnêtement » aux objections.
Extraits :
Un échange sur la question : « le désir fait-il le malheur de l’homme ? »
Je choisis cet échange, que je propose in extenso, parce qu’il me paraît illustrer particulièrement bien le travail des élèves : d’abord, on voit la maladresse initiale des élèves, la manière dont ils s’appuient considérablement sur les auteurs, au départ, qu’ils répètent finalement, puis comment la nécessité de répondre les oblige à s’intéresser au sens des termes à préciser leur propre vocabulaire, et finalement à découvrir des problèmes philosophiques. Enfin, la différence entre la première et la troisième lettre (rédigées par les mêmes auteurs, rappelons-le) me semble tout à fait exemplaire de la progression dont j’ai parlé plus haut.
Lettre 1
« Chers apprentis philosophes
Après qu’on m’a demandé pourquoi le désir engendre le malheur, je vais aujourd’hui répondre avec mes arguments. Selon moi, le désir est défini par l’insatisfaction, par un état de frustration, qui nous rend malheureux.
Je considère deux désirs, le désir naturel et le désir vain ; le désir naturel est un besoin, une nécessité (j’ai besoin de me nourrir, pour vivre) c’est un besoin, alors que le désir vain est un désir dont on peut se passer comme par exemple avoir le désir d’acheter des vêtements
En effet, tout désir naît d’un manque, on ne désire pas ce qu’on possède déjà, on ne désire que ce qui nous manque.
Le manque, chaque fois qu’il est satisfait, disparaît, si la faim me prend je désire aussitôt manger, alors que si je n’ai pas faim, je ne désire pas manger.Mais le désir ne peut être satisfait, puisque nous éprouvons toujours du désir, donc nous éprouvons un manque et c’est notamment ce manque constamment présent qui nous rend malheureux, c’est donc pour cela que le désir engendre le malheur.
Sachant déjà que vous allez opposer des objections à ma thèse, j’attends une réponse de votre part.
Cordialement,
Eldojen. »
Lettre 2
« Cher Eldojen,
Après avoir lu votre lettre, je pense que quelques points doivent être éclaircis. En effet, vous affirmez que le désir est défini par l’insatisfaction et par un état de frustration qui nous rend malheureux. Je vous accorde que le désir est défini par l’insatisfaction car il est vrai que le désir ne peut être jamais satisfait, en effet nous sommes prédisposés « à désirer continuellement et peu obtenir ». Je m’explique : par nature nous cumulons beaucoup de besoins (dormir, s’habiller, se loger) cependant nous ne possédons pas des capacités illimitées de ce fait nous ne pouvons pas satisfaire tous nos désirs.
Mais notre faculté à imaginer nous permet de combler le manque éprouvé : lorsque j’imagine l’objet désiré j’oublie le vide qui est en moi. Toutefois l’imagination peut être aussi l’origine du désir car si je m’imagine fortuné, alors je désirerai, j’aurai pour ambition de devenir riche. Le désir ici ne serait alors pas quelque chose qui nous rend malheureux mais au contraire quelque chose qui nous ferait avancer. De ce fait on ne peut assimiler le désir à l’état de frustration.
De plus vous affirmez qu’on ne désire pas ce qu’on a déjà, mais je peux vouloir manger sans avoir faim, juste parce que j’en ai envie.
Enfin vous dites que c’est le manque constamment présent qui nous rend malheureux ; je pense au contraire que le désir et le manque est ce qui anime notre vie, quelqu’un qui a tout finit par s’ennuyer. Rousseau a dit dans La Nouvelle Héloïse « malheur à qui n’a plus rien à désirer ». C’est le cas avec les gens de la haute société, lorsqu’on a tout on ne jouit plus de rien et la vie devient mortellement monotone.
Selon moi c’est la satisfaction de tous nos désirs qui nous rendrait malheureux.
Cordialement,
Votre confrère l’apprenti philosophe »
Lettre 3
« Chers apprentis philosophes,
Après avoir lu avec attention votre lettre, ainsi que relu la mienne, je me suis rendu compte des contresens que j’ai pu commettre. Cependant, vous en faites de même, et vous avez commis les mêmes contresens, ainsi que d’autres incohérences.
Premièrement : il est incorrect d’affirmer que nous sommes prédisposés « à désirer continuellement et peu obtenir » car l’on peut obtenir ce que l’on désire, mais nous nous en lassons vite et nous désirons de nouveau. Nous pouvons voir ceci comme une montagne, que nous prendrions du temps à escalader c’est-à-dire qu’il y a la naissance d’un désir et nous ferions tout pour le satisfaire malgré le temps que cela pourrait prendre. Et aussitôt que nous nous trouvons au sommet, nous ressentons une grosse déception donc une descente rapide de la montagne, mais peut s’en suivre la naissance d’un nouveau désir.
De plus, vous me reprochez de confondre « le désir » et « le besoin » mais vous faites de même lorsque vous dites que nous cumulons beaucoup de besoins mais nous ne possédons pas des capacités illimitées qui nous permettent de satisfaire tous nos désirs.
Le besoin se traduit par un manque dont la satisfaction est nécessaire au bon fonctionnement de l’organisme. En revanche en ce qui concerne le désir, on pourrait choisir entre le satisfaire ou non. Ne pas satisfaire un besoin fondamental entraîne une carence. Ne pas satisfaire un désir se traduit par une frustration plus ou moins justifiée. C’est-à-dire que le désir serait un manque subjectif lié à ce que le sujet éprouve indépendamment de ses besoins objectifs. Le désir est satisfait sur le moment mais il peut se renouveler. Mais je dois admettre que l’on peut désirer ce dont on n’a pas besoin comme pour l’exemple de « la faim » ou l’on peut manger par simple envie, et non par besoin. L’usage incorrect des termes « désir » et « besoin » est fréquent dans le langage courant car chaque désir s’exprime et se ressent comme un besoin. La confusion entre désir et besoin n’est pas un amalgame car elle est involontaire. On confond les deux car le désir est un manque, mais ce dont on manque est un besoin. La différence entre ces deux termes est que le besoin une fois satisfait disparaît de la conscience du sujet mais le désir semble insatiable. Dès qu’on lui donne satisfaction, il renaît à la recherche d’un nouvel objet censé lui procurer à nouveau et davantage de plaisir.
On peut donc se demander si l’on désire ce dont on a besoin ; toutefois, soutenir qu’on ne désire que ce dont on a besoin, c’est peut-être se laisser abuser par la ressemblance que l’on peut observer entre l’état de besoin et celui de désir.
Vous affirmez que l’imagination nous permet de combler un manque éprouvé. Mais, par ma faculté d’imaginer je prends conscience de ma réalité, c’est-à-dire que je prends conscience de ce que je suis ; de plus l’imagination induit l’homme en erreur, c’est ce que Pascal défend dans les Pensées. Ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est qu’en imaginant j’ai peut-être conscience de la satisfaction, néanmoins cela n’est en aucun cas une satisfaction réelle mais plutôt illusoire. Certes imaginer est une activité nécessairement liée à la condition humaine en général, mais elle signale en même temps son impuissance à faire face au réel. Ainsi un homme amoureux, voulant faire part de ses sentiments à sa dulcinée pour qu’elle sache ce qu’il en est. Il va imaginer la scène mais il n’en sera pas satisfait, car en réalité, celle qu’il aime n’en saura rien. Donc cet homme n’aura pas affronté la réalité et se sera contenté d’imaginer son désir, ce qui ne pourra lui suffire.
Les gens de la haute société, comme vous dites, n’en finissent pas de désirer tout comme les autres hommes. Car malgré le fait qu’ils possèdent d’innombrables choses, ils peuvent toujours en vouloir plus. C‘est en particulier les gens qui ont beaucoup, qui en veulent plus, car celui qui se contente de peu ne manque de rien. Ainsi leurs désirs matériels sont sûrement satisfaits mais pas forcement les désirs immatériels. Par exemple une femme mariée à un homme très riche est comblée si son désir est matériel. Mais s’il est immatériel, comme un désir de vengeance envers la femme qui est l’épouse de son amour d’enfance, il ne peut être comblé aussi facilement qu’un désir matériel.
Le désir engendre le malheur de l’homme car en plus du fait d’être malheureux à cause d’un désir insatisfait, et d’attendre cette satisfaction lorsque le désir est satisfait, on s’en lasse. De nouveau malheureux, l’homme aura d’autres désirs. Plus il tarde à être satisfait, plus la déception est grande. Voilà pourquoi moins on désire, mieux on se porte, car le désir est un cercle vicieux qui engendre continuellement notre malheur. Ce que j’entends par là, c’est que celui habitué à ne pas avoir beaucoup de choses, à savoir celui qui ne désire pas énormément, est accoutumé à ne pas désirer. Etant familiarisé à se contenter de peu, il n’est pas en manque constant. Par conséquent celui qui se contente de peu ne manque de rien.
Mes sincères salutations
Eldojen »